Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/613

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Eudora va mieux et ne me contente point ; elle est si livide, si… je ne sais comment dire, que je me sens en peine à son sujet, sans pouvoir bien raisonner mes craintes. Nous avons bel et bien la petite vérole dans notre chienne de maison, où il faut avoir deux locataires, parce que nous ne pouvons la remplir à nous seuls, quoique notre ménage soit assez gros. On est bien ici à cent lieues de Paris pour la manière de bâtir et de s’arranger, du moins quant à l’entente et à l’agrément des distributions, et surtout à la propreté des petites choses de décoration ; il semble qu’on soit tout aussi loin de Lyon, dont pourtant nous ne sommes distants que de cinq lieues. Il est vrai que des circonstances locales font que tous les bois et tout ce qui tient à la charpente, à la menuiserie, sont fort chers dans cette petite ville, où le grand luxe est celui de la table. La plus petite maison bourgeoise, un peu au-dessus du commun, donne ici des repas plus friands que les maisons les plus riches d’Amiens et un bon nombre de celles très aisées de Paris.

Vilain logis, table délicate, toilette élégante, jeu continuel et gros quelquefois, voilà le ton de la ville, dont les toits sont plats et les petites rues servent d’égouts aux latrines. D’autre part, on n’y est point du tout sot ; on y parle assez bien, sans accent, ni même de termes incorrects ; le ton est honnête, agréable ; mais on y est un peu, c’est-à-dire très court en fait de connaissances. Nos conseillers sont des personnages regardée comme fort importants ; nos avocats sont aussi fiers que ceux de Paris, et les procureurs aussi fripons que nulle part. Au reste, c’est ici au rebours d’Amiens ; là, les femmes sont généralement mieux que les hommes ; à Villefranche, c’est le contraire, et ce sont elles qui ont plus sensiblement le vernis de province.

Je ne sais pourquoi ni comment je me suis embarquée à faire ainsi les honneurs de ma patrie adoptive ; je la regarde comme mienne et je la traite en conséquence, comme vous voyez.

La Blancherie est donc un peu revenu sur l’eau ? J’ai vu dans le Journal de Paris l’annonce de l’ouverture de son salon. Et tous ces musées ? Par ma foi, ils ressemblent au phénix et renaissent chaque année de leur cendre. Étiez-vous à la belle séance où l’on fit l’éloge de Gébelin ? Adieu. Mes hommes sont toujours à la campagne, dont ils se trouvent bien ; l’un d’eux revient incessamment au colombier ; je vous laisse à deviner lequel.