Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/699

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nées. Ce remède convient beaucoup à l’enfant, seulement il m’expose à m’évanouir chaque fois que la pauvre petite veut m’embrasser ; il faut se tenir à distance le jour qu’on use de cet expédient ; au reste, c’est peut-être le vrai moyen de m’y habituer.

Nous commençons à lire passablement ; j’ai trouvé qu’elle avait un peu perdu dans sa maladie ; nous chantons la gamme fort juste, et nous étudions les liliacées et les crucifères. Mais cette tête est si légère, la dissipation l’emporte si terriblement, que c’est plutôt une manière de nous amuser qu’une instruction dont il reste grand’chose. Nous avons des crises, je punis assez roide, on crie beaucoup pendant trois minutes et l’on est gentille après. Nous causons de toi ; on t’aime beaucoup, « plus qu’on ne m’aime », me dit-on sans façon ; je l’embrasse à cause de son ingénuité, je lui dis qu’elle a raison et nous finissons par nous demander : « Quand donc reviendra-t-il ? »

Je me couche à dix heures, je me lève à sept ; je n’ai pas beaucoup d’appétit, mais je dors bien ; lorsque je sens un peu de lassitude, je descends au jardin ou me promène sur la terrasse ; l’air embaumé me régénère et m’attendrit ; je songe à toi, ou plutôt je ne fais que sentir ; ma tête se repose et je végète délicieusement avec mon cœur, si plein de toi, que ses battements et ton existence me semblent une même chose.

Tes fatigues me donnent des craintes, mais pourtant ces distractions te sont salutaires ; je te vois avec plaisir dans un ordre de choses et de personnes où tu trouves de la convenance pour tes goûts et de la pâture à ton activité. Ta vie roulante est agréable ; la mienne, dans cette solitude, est douce et pure comme l’aurore d’un beau jour ; c’est toi qui me procureras celui-ci par ton retour, et c’est son attente qui fait mon bonheur. Je ne sais rien de la ville, aussi je n’ai pas de nouvelles à t’apprendre, si ce n’est qu’une fauvette a fait son nid sur le cerisier près de la chapelle[1] et que c’est sous cet arbre où je vais me reposer avec le plus de complaisance.

  1. Il y avait au Clos, au fond du jardin, une chapelle pour le chanoine. — Voir Inventaire du 30 septembre 1793 (Archives du Rhône,Q).