Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/737

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choses pour les mœurs générales et celles des familles particulières, etc. Vous eussiez fait un cours de philosophie, de morale, et même de politique, plus complet que ne pourra l’être de longtemps la réunion de vos observations décousues et encore éparses. De là, je vous aurais mené à la campagne, en société d’une Italienne remplie de feu, d’esprit, de grâce et de talents, sachant unir à tout cela du jugement, quelques connaissances, beaucoup d’âme et d’honnêteté ; en société d’une Allemande[1] ! douce par sa trempe, austère dans ses mœurs et, par une éducation républicaine, simple dans ses manières, joignant une grande bonté à une instruction peu commune ; en société d’un homme froid, spirituel, lettré, doux et poli[2] ; vous connaissez les autres personnages. Voilà le fondement de notre ménage de campagne durant ces vacances : joignez à cela quelques personnes du voisinage, quelques originaux brochant sur le tout ; d’ailleurs, pleine liberté, table saine, excellente eau, vin passable, grandes promenades, longues causeries, lectures amusantes, etc. ; et jugez si votre cours de philosophie ne serait pas heureusement terminé.

Maintenant sachez qu’Eudora lit bien, commence à ne plus connaître d’autres joujoux que l’aiguille, s’amuse à faire des figures de géométrie, ne sait pas ce que c’est qu’entraves de toilette d aucun genre, ne se doute pas du prix qu’on peut mettre à des chiffons pour la parure, se croit belle quand on lui dit qu’elle est sage et qu’elle a une robe bien blanche, remarquable par sa propreté ; quelle trouve sa suprême récompense dans un bonbon donné avec des caresses, que ses caprices deviennent plus rares et moins longs, qu’elle marche dans l’ombre comme au grand jour, n’a peur de rien, et n’imagine pas qu’il vaille la peine de mentir sur quoi que ce soit ; ajoutez qu’elle a cinq ans et six semaines ; que je ne lui connais pas d’idées fausses sur aucun objet, important du moins ; et convenez que, si sa roideur m’a fatiguée, si ses fantaisies m’ont inquiétée, si son insouciance a rendu notre influence plus difficile, nous n’avons pas entièrement perdu nos soins.

Au bout du compte, j’ai trouvé dans votre lettre que tous les raisonnements dont vous étiez l’objet direct étaient fort justes, que vous entendiez bien ce qui convenait à votre plus grand bonheur présent et futur ; qu’ainsi vous étiez encore meilleur philosophe que les trois quarts et demi du genre humain. Avec cela, continuez d’être un bon ami, et vous vaudrez toujours beaucoup pour vous et pour les honnêtes gens. Adieu ; midi approche, on va m’appeler pour

  1. Mme Braun, qui était de Mulhouse. — Voir la lettre 253.
  2. Ce doit être Le Camus. — Voir lettre du 18 août.