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Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/969

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est indispensable de se tolérer. Chaque situation a ses inconvénients comme ses avantages et ses devoirs ; en cherchant les ressources, l’agrément et les biens sans nombre d’une association, il ne faut pas se dissimuler qu’on s’impose des obligations et des vertus dont on n’a pas le même nombre ou le même besoin dans une existence isolée.

Ne prenez donc, de nos discussions avec Blot, que ce qui put vous aider à vous faire nous juger tous ; profitez de l’occasion, en bon philosophe, pour mieux peser tout votre monde, et soyez également sévère ou autant indulgent pour tous.

Je me permets de vous prêcher à cet égard ; parce que j’ai inféré de votre empressement auprès de Brissot pour qu’il usât de ma lettre, empressement plus grand que le mien même, que vous me donniez trop raison et que vous preniez comme infaillible ce que j’avais présenté comme probable.

En vous montrant si favorable, vous me rappelez combien je dois user de rigueur avec moi-même. Témoigner à quelqu’un tant de créance, c’est l’obliger à ne se jamais tromper, sous peine d’être déchu du rang où on l’avait placé dans son opinion. Veuillez donc me critiquer quelquefois, pour me laisser plus de confiance. En écrivant à mes amis, comme en conversant avec eux, je ne connais point de réserve ; ce que je vois, ce qui m’affecte, c’est ce que je dis ; c’est encore ainsi que je vous ai transmis de Lyon tout ce qui m’a frappée, tout ce dont j’étais pénétrée. Ce résultat de premières impressions peut être modifié par des observations plus nombreuses où des faits qui n’auraient point été alors à ma connaissance. Je dois dire encore que d’après mes deux principes : que la sécurité est le tombeau de la liberté ; que l’indulgence envers les hommes en autorité est le moyen de les pousser au despotisme, je ne crains pas d’étendre mes conjectures contre tout ce qui tend au repos dangereux et à la funeste idolâtrie. Cette manière d’être et de sentir me donne, dans le jugement des affaires publiques, quelque chose d’austère que certaines gens trouveraient outré. Je n’ai pas encore vu, pourtant, que cela m’ait trompée ; mais, pour éviter toute erreur à mes amis, je ne puis mieux faire que de les mettre en garde contre moi-même.

Je ne vous donnerai pas de nouvelles aujourd’hui ; je sais seulement qu’il est arrivé des troupes à Villefranche ; j’ignore tout, d’ailleurs, depuis trois jours ; je n’ai entendu d’autre bruit que celui des fléaux qui battent le blé, je n’ai vu que nos bêtes et je n’ai fait que des confitures. Mes bons voisins ne m’occupent pas autant qu’ils font quelquefois, et c’est une chose remarquable, non seule-