te permettraient pas de me juger si légèrement. Au reste, je suis loin, ainsi que je disais alors, de t’en faire la moindre plainte ; je sais ce que peuvent les apparences et combien elles justifient certaines inductions. Mon délai à t’écrire après mon mariage semble autoriser le raisonnement que tu fais à ce sujet. Il est pourtant très vrai que ce ne sont pas, comme tu l’exprimes, des petits soins avant lesquels tu aurais pu passer, qui m’ont empêchée de m’entretenir avec toi, mais des occupations indispensables auxquelles je ne pouvais dérober mes instants. Les plaisanteries que tu essuyas ne méritaient de ta part qu’une ironie qui les eut fait tomber. Le monde est en possession de juger avec inconséquence les sentiments et les actions que même il ne sait point apprécier. Les sages sourient de son prononcé sans daigner lui donner de l’importance par la peine de le réfuter. Avoue, ma Sophie, que tu aurais été moins portée à t’en affecter si les observations de quelqu’un que tu supposais à même d’en juger ne t’avaient disposée ou ne t’eussent soutenue dans cette pensée. J’ai lieu de le supposer, d’après quelques mots de notre amie, qui me reproche de n’avoir plus cette ouverture de cœur qui me distinguait autrefois. Tu connais cette chère Henriette, sa vivacité, ses saillies, ses questions ; il est aisé de paraître en défaut avec elle, surtout quand on n’a pas une tournure semblable à la sienne. Je la vois peu, parce que je ne sors guère, et que le local n’est pas favorable où je suis pour contenir à la fois quelqu’un d’occupé avec des gens qui causent.
Je me propose chaque jour d’aller voir aussi mademoiselle d’Hangard[1] chez laquelle je ne me suis pas transportée depuis qu’elle a perdu sa cousine et que j’ai acquis un mari ; enfin, un peu confuse d’un délai qui n’a pas l’air honnête, parce que chacun ne peut pas se représenter ma manière d’être, je viens de lui envoyer un petit billet qui puisse me suppléer jusqu’à nouvel ordre. Je suis retournée une seule fois à mon couvent pour passer quelques heures dans l’intérieur de la maison où l’on m’a laissé le privilège de rentrer deux fois. J’ai revu avec joie un asile où mon âme goûta quelque douceur dans le calme et la paix ; je rendis visite à toutes les personnes qui l’habitent, et je fis de ces comparaisons douces qui ajoutent à l’agrément du présent par le parallèle d’un temps différent. Il est assez singulier de penser que si je n’eusse été dans cette maison, je ne serais pas aujourd’hui destinée à devoir habiter
- ↑ Sur Mlle d’Hangard et ses cousines les demoiselles de Lamotte, parentes de la famille Cannet, voir Appendice A.