Page:Rolland - Colas Breugnon.djvu/337

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je constate qu’en six mois j’ai tout perdu : ma femme, ma maison, mon argent et mes jambes. Mais le plus amusant, c’est que lorsque à la fin, j’établis ma balance, je me trouve aussi riche qu’avant ! Je n’ai plus rien, dit-on ? Non, plus rien à porter. Eh ! je suis délesté. Jamais je ne me suis senti plus frais, plus libre et plus flottant, au courant de ma fantaisie… Qui m’eût dit, l’an passé, cependant, que je le prendrais aussi gaiement ! Avais-je assez juré que je voulais rester jusqu’à ma mort maître chez moi, maître de moi, indépendant, et ne devant qu’à moi mon gîte et ma pitance et le compte de mes extravagances ! L’homme propose… Finalement, les choses tournent tout autrement que l’on voulait ; et c’est juste ce qu’il fallait. Et puis, en somme, l’homme est un brave animal. Tout lui est bon. Il s’ajuste aussi bien au bonheur, à la peine, à la bombance, à la disette. Donnez-lui quatre jambes, ou prenez-lui ses deux, faites-le sourd, aveugle, muet, il trouvera moyen de s’en accommoder et, dans son aparte, de voir, d’entendre et de parler. Il est comme une cire qu’on étire et qu’on presse ; l’âme la pétrit, à son feu. Et c’est beau de sentir qu’on a cette souplesse dans l’esprit et dans les jarrets, que l’on peut aussi bien être poisson dans l’eau, oiseau dans l’air, dans le feu salamandre, et sur la terre un homme qui lutte joyeusement avec les quatre éléments. Ainsi, l’on est plus riche, plus on est dépourvu : car l’esprit crée ce qui lui manque : l’arbre touffu que l’on élague monte plus haut. Moins j’ai et plus je suis…