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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

d’étouffer pour ce bétail humain, pour cette atmosphère souillée, pour ce monde moral ennemi, fit irruption avec une telle violence, qu’il suffoqua. Il eut une crise de sanglots. Les passants regardaient, étonnés, ce grand garçon à la figure convulsée de douleur. Il marchait à grands pas, les larmes ruisselant le long de ses joues, sans chercher à les essuyer. On s’arrêtait pour le suivre des yeux, un instant ; et, s’il eût été capable de lire dans l’âme de cette foule, qui lui semblait hostile, peut-être aurait-il pu voir chez quelques-uns, — mêlée sans doute à un peu d’ironie parisienne pour le ridicule qu’il y a dans toute douleur naïve qui s’étale, — une compassion fraternelle. Mais il ne voyait plus rien : ses pleurs l’aveuglaient.

Il se trouva sur une place, près d’une grande fontaine. Il y baigna ses mains, il y plongea sa figure. Un petit marchand de journaux le regardait faire curieusement, avec des réflexions gouailleuses, mais sans méchanceté ; et il lui ramassa son chapeau, que Christophe avait laissé tomber. Le froid glacial de l’eau ranima Christophe. Il se ressaisit. Il revint sur ses pas, évitant de regarder ; il ne pensait même plus à manger : il lui eût été impossible de parler à qui que ce fût ; un rien eût suffi pour rouvrir la source des larmes. Il était épuisé. Il se trompa de chemin, erra au hasard, se retrouva devant sa maison, au moment où il se croyait définitivement perdu : — il avait