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LA FOIRE SUR LA PLACE

elles représentaient des filles en chemise, ou sans chemise ; des journaux illustrés étalaient des plaisanteries obscènes. Des enfants, de jeunes femmes regardaient tranquillement. Une fille maigre aux cheveux rouges, voyant Christophe absorbé dans sa contemplation, lui fit des offres. Il la regarda sans comprendre. Elle lui prit le bras avec un sourire stupide. Il secoua son étreinte, et s’éloigna, rougissant de colère. Les cafés-concerts se succédaient ; à la porte, des affiches de cabotins grotesques paradaient. La foule était toujours plus dense ; Christophe était frappé du nombre de figures vicieuses, de louches rôdeurs, de gueux avilis, de filles plâtrées aux odeurs écœurantes. Il se sentait glacé. La fatigue, la faiblesse, et l’horrible dégoût qui l’étreignait de plus en plus lui donnaient le vertige. Il serra les dents et marcha plus vite. Le brouillard augmentait, à mesure qu’il approchait de la Seine. La cohue des voitures devint inextricable. Un cheval glissa et tomba sur le flanc ; le cocher le roua de coups pour le faire relever ; la malheureuse bête, étranglée par ses sangles, s’agitait, et retombait lamentablement, immobile, comme morte. Ce spectacle banal fut pour Christophe la goutte d’eau qui fait déborder l’âme. Les convulsions de cet être misérable au milieu des regards indifférents lui firent sentir avec une telle angoisse son propre néant parmi ces milliers d’êtres, — la répulsion, que depuis une heure il s’efforçait