Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 5.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

58
JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

temps il commençait à recevoir, pour le compte de son patron, et même pour le sien, quelques coups assez rudes, il avait cherché, à l’abri des orages, une situation de tout repos, où il pourrait ennuyer les autres, sans jamais être ennuyé soi-même. La critique était tout indiquée. Justement, une place de critique musical était vacante dans un des grands journaux parisiens. Le titulaire, un jeune compositeur de talent, avait été congédié, parce qu’il s’obstinait à dire ce qu’il pensait des œuvres et des auteurs. Goujart ne s’était jamais occupé de musique, et il ne savait rien : on le choisit sans hésiter. On en avait assez des gens compétents ; au moins, avec Goujart, on n’avait rien à craindre ; il n’attachait pas une importance ridicule à ses opinions ; toujours aux ordres de la direction, et prêt à en faire passer les éreintements et les réclames. Qu’il ne fût pas musicien, c’était une considération secondaire. La musique, comme on sait, chacun en connaît assez en France. Goujart avait vite acquis la science indispensable. Le moyen était simple : il consistait, aux concerts, à prendre pour voisin quelque bon musicien, si possible un compositeur, et à lui faire dire ce qu’il pensait des œuvres qu’on jouait. Au bout de quelques mois de cet apprentissage, on connaissait le métier : l’oison pouvait voler. À la vérité, ce n’était pas comme un aigle ; et Dieu sait les sottises que Goujart déposait dans sa feuille, avec autorité ! Il écou-