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l’aube

sa chair. Et cela est ainsi : elle n’en sortira plus qu’après l’avoir rongée.

La mère le presse contre elle, avec de petits mots :

« C’est fini, c’est fini, ne pleurons plus, mon Jésus, mon petit poisson d’or »… Il continue toujours sa plainte entrecoupée. On dirait que cette misérable masse inconsciente et informe a le pressentiment de toute la vie de peines qui lui est réservée. Et rien ne peut l’apaiser…

Les cloches de Saint-Martin chantèrent dans la nuit. Leur voix était grave et lente. Dans l’air mouillé de pluie, elle cheminait comme un pas sur la mousse. L’enfant se tut au milieu d’un sanglot. La merveilleuse musique coulait doucement en lui, ainsi qu’un flot de lait. La nuit s’illuminait, l’air était tendre et tiède. Sa douleur s’évanouit, son cœur se mit à rire ; et il glissa dans le rêve, avec un soupir d’abandon.

Les trois cloches tranquilles continuaient à sonner la fête du lendemain. Louisa rêvait aussi, en les écoutant, à ses misères passées et à ce que serait plus tard le cher petit enfant endormi auprès d’elle. Elle était depuis des heures étendue dans son lit, lasse et endolorie. Ses mains et son corps la brûlaient ; le lourd édredon de plumes l’écrasait ; elle se sentait toute meurtrie et oppressée par l’ombre ; mais elle n’osait remuer. Elle regardait

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