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Jean-Christophe

La nuit, — à demi endormi : — Une pâle lueur blanchit la vitre… Le fleuve gronde. Dans le silence, sa voix monte toute puissante ; elle règne sur les êtres. Tantôt elle caresse leur sommeil, et semble près de s’assoupir elle-même, au bruissement de ses flots. Tantôt elle s’irrite, elle hurle, comme une bête enragée qui veut mordre. La vocifération s’apaise : c’est maintenant un murmure d’une infinie douceur, des timbres argentins, comme de claires clochettes, comme des rires d’enfants, de tendres voix qui chantent, une musique qui danse. Grande voix maternelle, qui ne s’endort jamais ! Elle berce l’enfant, ainsi qu’elle berça pendant des siècles, de la naissance à la mort, les générations qui furent avant lui ; elle pénètre sa pensée, elle imprègne ses rêves, elle l’entoure du manteau de ses fluides harmonies, qui l’envelopperont encore, quand il sera couché dans le petit cimetière qui dort au bord de l’eau, et que baigne le Rhin…

Les cloches… Voici l’aube ! Elles se répondent, dolentes, un peu tristes, amicales, tranquilles. Au son de leurs voix lentes, montent des essaims de rêves, rêves du passé, désirs, espoirs, regrets des êtres disparus, que l’enfant ne connut point, et que pourtant il fut, puisqu’il fut en eux, puisqu’ils revivent en lui. Des siècles de souvenirs vibrent dans cette

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