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Jean-Christophe

grinçants, et les sabots du cheval répétaient : « Pas plus loin ! »

Grand-père et le voiturier continuaient sans se lasser leurs interminables bavardages. Leur ton s’élevait souvent, surtout quand ils parlaient d’affaires locales et d’intérêts blessés. L’enfant cessait de rêver, et les regardait inquiet. Il lui semblait qu’ils étaient fâchés l’un contre l’autre, et il craignait qu’ils en vinssent aux coups. C’était, bien au contraire, au moment où ils s’entendaient le mieux dans une commune haine. Même le plus souvent, ils n’avaient point de haine, ni la moindre passion : ils parlaient de choses indifférentes, en criant à tue-tête, pour le plaisir de crier, comme c’est la joie du peuple. Mais Christophe, qui ne comprenait pas leur conversation, entendait seulement leurs éclats de voix, il voyait leurs traits crispés, et il pensait avec angoisse : « Comme il a l’air méchant ! ils se haïssent, sûrement. Comme il roule les yeux ! comme il ouvre la bouche ! il m’a craché au nez, dans sa fureur. Mon Dieu ! il va tuer grand-père… »

La voiture s’arrêtait. Le paysan disait : « Vous voilà arrivé. » Les deux ennemis mortels se serraient la main. Grand-père descendait d’abord. Le paysan lui tendait le petit garçon. Un coup de fouet au cheval. La voiture s’éloignait : et l’on se retrou-

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