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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 2.djvu/125

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le matin

rouge : il bondit de sa chaise, Ernst n’eut pas le temps de crier. Christophe s’était jeté sur lui, avait roulé avec lui au milieu de la chambre, et lui frappait la tête contre les carreaux. Aux cris effrayants de la victime, Louisa, Melchior, toute la maison accourut. On dégagea Ernst en fort mauvais état. Christophe ne voulait pas lâcher prise : il fallut le rouer de coups. On l’appela bête brute ; et il en avait bien l’air. Les yeux lui sortaient de la tête, il grinçait des dents, il ne pensait qu’à se jeter de nouveau sur Ernst ; quand on lui demandait ce qui s’était passé, sa fureur redoublait, et il criait qu’il le tuerait. Ernst se refusait aussi à parler.

Christophe ne put ni manger, ni dormir. Il tremblait de fièvre et pleurait dans son lit. Ce n’était pas seulement pour Otto qu’il souffrait. Il se faisait en lui une révolution. Ernst ne se doutait guère du mal qu’il avait pu causer à son frère. Christophe était d’une intransigeance de cœur toute puritaine, qui ne pouvait admettre les souillures de la vie, et les découvrait peu à peu avec horreur. À quinze ans, avec une vie libre et de forts instincts, il était resté étrangement naïf. Sa pureté naturelle et son travail sans trêve l’avaient tenu à l’abri. Les paroles de son frère lui ouvrirent des abîmes. Jamais il n’eût imaginé de lui-même ces infamies ; et maintenant que l’idée en était

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