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Jean-Christophe

blaient dormir dans les derniers rayons de soleil. Au bout de quelques minutes, il avait perdu le souvenir de l’objet de sa curiosité, et il s’abandonnait, comme il faisait toujours, à la douceur du silence. Cette place baroque, — debout, en équilibre instable sur le faîte de la borne, — était un lieu d’élection pour ses rêves. Au sortir de la ruelle laide, étouffée, dans l’ombre, ces jardins ensoleillés avaient un rayonnement magique. Son esprit s’en allait à la dérive dans ces espaces harmonieux, et des musiques chantaient en lui ; il s’endormait en elles, oubliant le temps, les choses, attentif seulement à ne rien perdre du murmure de son cœur.

Il rêvait ainsi, les yeux, la bouche ouverts, et il n’aurait pu dire depuis quand il rêvait ; car il ne voyait rien. Soudain, il eut un saisissement. Devant lui, au détour d’une allée, debout, le regardaient deux figures féminines. L’une, — une jeune dame en noir, aux traits fins, incorrects, aux cheveux blond cendré, grande, élégante, un laisser-aller nonchalant dans la pose de la tête, l’observait avec des yeux bienveillants et railleurs. L’autre, — une fillette de quinze ans, également en grand deuil, faisait la mine d’une enfant prise d’un accès de fou rire ; un peu en arrière de sa mère, qui, sans la regarder, lui faisait signe de se taire, elle se cachait la bouche dans ses mains, comme si elle avait toutes

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