Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 2.djvu/157

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le matin

lit, éveillé, les yeux ouverts, — le jour, quand il rêvait, au pupitre d’orchestre, jouant machinalement, les paupières à demi closes. Il avait pour toutes deux la plus innocente tendresse ; et, ne connaissant pas l’amour, il se croyait amoureux. Mais il ne savait pas au juste s’il l’était de la mère ou de la fille. Il s’interrogeait gravement, et ne savait laquelle choisir. Cependant, comme il lui semblait qu’il fallait se décider à tout prix, il penchait pour madame de Kerich. Et en effet il découvrit, aussitôt après avoir pris ce parti, que c’était elle qu’il aimait. Il aimait ses yeux intelligents, le sourire distrait de sa bouche entr’ouverte, son joli front d’un caractère si jeune, avec la raie de côté dans les cheveux fins et lisses, sa voix un peu voilée, avec sa petite toux, ses mains maternelles, l’élégance de ses mouvements, et son âme inconnue. Il frissonnait de bonheur, quand, assise auprès de lui, elle lui expliquait avec bonté un passage d’un livre qu’il ne comprenait pas : elle appuyait sa main sur l’épaule de Christophe ; il sentait la tiédeur de ses doigts, son haleine sur sa joue, et le doux parfum de son corps ; il écoutait dans l’extase, ne pensait plus au livre, et ne comprenait rien. Elle s’en apercevait, elle lui demandait de répéter ce qu’elle avait dit : il restait muet ; elle se fâchait en riant, et lui poussait le nez dans son livre, en disant qu’il ne serait jamais

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