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Jean-Christophe

ment ; et il éprouvait un frémissement de plaisir à l’illusion de sentir qu’il s’était emparé de l’être de la bien-aimée. Nul travail ne lui fut jamais plus facile et plus heureux : c’était une détente à l’excès de l’amour, que l’absence amassait en lui ; et en même temps, le souci de l’œuvre d’art, l’effort nécessaire pour dominer et concentrer la passion dans une forme belle et claire, lui donnait une santé d’esprit, un équilibre de toutes ses facultés, qui lui causait une sorte de volupté physique. Souveraine jouissance, connue de tout artiste qui crée : pendant le temps qu’il crée, il échappe entièrement à l’esclavage du désir et de la douleur ; il en devient le maître à son tour ; et tout ce qui le faisait jouir, et tout ce qui le faisait souffrir, lui semble alors le libre jeu de sa volonté. Instants trop courts ; car il retrouve ensuite, plus lourdes, les chaînes de la réalité.

Tant que Christophe fut occupé de ce travail, il eut à peine le temps de songer à l’absence de Minna : il vivait avec elle. Minna n’était plus en Minna, elle était toute en lui. Mais quand il eut fini, il se retrouva seul, plus seul qu’avant, plus las, épuisé par l’effort ; il se rappela qu’il y avait deux semaines qu’il avait écrit à Minna, et qu’elle ne lui avait pas répondu.

Il lui écrivit de nouveau ; et, cette fois, il ne put

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