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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 2.djvu/50

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Jean-Christophe

Les larmes lui en venaient aux yeux. Les musiciens, braves gens, s’en étaient aperçus, et ils avaient pitié de lui ; ils mettaient une sourdine à leurs éclats et se cachaient de Christophe pour parler de son père. Mais Christophe sentait leur commisération. Il savait que, dès qu’il était sorti, les moqueries reprenaient leur train, et que Melchior était la risée de la ville. Il ne pouvait rien pour l’empêcher, et c’était un supplice pour lui. Il ramenait son père à la maison après la fin du spectacle ; il lui donnait le bras, subissait ses bavardages, s’évertuait à cacher l’incertitude de sa marche. Mais à qui faisait-il illusion ? Et malgré ses efforts, il était rare qu’il réussît à conduire Melchior jusqu’au bout. Arrivé au tournant de la rue, Melchior déclarait qu’il avait un rendez-vous urgent avec quelques amis, et aucun argument ne pouvait lui persuader de manquer à cet engagement. Il était même prudent de ne pas trop insister, si on ne voulait s’exposer à une scène d’imprécations paternelles, qui attirait les voisins aux fenêtres.

Tout l’argent du ménage y passait. Melchior ne se contentait pas de boire ce qu’il gagnait. Il buvait ce que sa femme et son fils avaient tant de peine à gagner. Louisa pleurait ; mais elle n’osait pas résister, depuis que son mari lui avait durement rappelé que rien dans la maison n’était à elle, et qu’il l’avait

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