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Jean-Christophe

voix chevrotante, et que depuis longtemps, Christophe ne s’en servait plus, pour jouer sur le beau piano neuf, dû aux munificences du prince ; mais si vieux et si impotent qu’il fût, il était le meilleur ami de Christophe : c’était lui qui avait révélé à l’enfant le monde sans bornes de la musique ; c’était sur ses touches jaunes et polies par les doigts qu’il avait découvert le royaume des sons et leurs lois ; c’était l’œuvre de grand-père, qui avait passé des mois à le réparer pour son petit-fils, et qui en était fier : c’était, en quelque sorte, un objet sacré. Aussi Christophe protesta qu’on n’avait pas le droit de le vendre. Melchior lui intima l’ordre de se taire. Christophe cria plus fort que le piano était à lui, et qu’il défendait qu’on y touchât. Il s’attendait à recevoir une solide correction. Mais Melchior le regarda avec un mauvais sourire, et se tut.

Le lendemain, Christophe avait tout oublié. Il rentrait à la maison, fatigué, mais d’assez bonne humeur. Il fut frappé des regards sournois de ses frères. Ils feignaient tous deux d’être absorbés dans une lecture ; mais ils le suivaient des yeux, et guettaient tous ses mouvements, se replongeant dans leur livre, dès qu’il les regardait. Il ne douta point qu’ils ne lui eussent fait quelque mauvaise farce ; il y était habitué, et ne s’en émut pas, résolu,

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