Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 3.djvu/35

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Justus Euler était un petit vieillard voûté, avec des yeux inquiets et moroses, une figure rouge, plissée et bossuée, la mâchoire édentée, et une barbe mal soignée, qu’il ne cessait de tourmenter avec ses mains. Très brave homme, un peu prudhomme, profondément moral, il s’entendait assez bien avec grand-père. On prétendait qu’il lui ressemblait. Et, en vérité, il était bien de la même génération et élevé dans les mêmes principes ; mais il lui manquait la forte vie physique de Jean-Michel : c’est-à-dire que, tout en pensant comme lui sur une quantité de points, au fond il ne lui ressemblait guère ; car ce qui fait les hommes, c’est le tempérament, bien plus que les idées ; et quelles que soient les divisions, factices ou réelles, que l’intelligence a mises entre eux, la grande division de l’humanité est celle des gens bien portants et de ceux qui ne le sont point. Le vieux Euler n’était pas des premiers. Il parlait de morale, comme grand-père ; mais sa morale n’était pas la même que celle de grand-père ; elle n’avait pas son estomac robuste, ses poumons, et sa force joviale. Tout chez lui et chez les siens était bâti sur un plan plus parcimonieux et plus étriqué. Quarante ans fonctionnaire, maintenant retraité, il souffrait de cette tristesse de l’inaction, si lourde chez les vieillards, qui ne se sont pas ménagé pour leurs dernières années la ressource d’une vie intérieure. Toutes ses

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