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l’adolescent

sait, non seulement par achever d’accabler le malheureux Vogel, épouvanté des proportions que prenaient ses propres plaintes répercutées par cet écho, mais par accabler tout le monde, et s’accabler elle-même. À son tour, elle prenait l’habitude de gémir sans raison sur sa solide santé, et sur celle de son père, et de sa fille, et de son fils. Ce devenait une manie ; à force de le dire, elle se le persuadait. Le moindre rhume était pris au tragique ; tout était un sujet d’inquiétudes. Bien plus : quand on allait bien, elle se tourmentait encore, en pensant à la maladie prochaine. Ainsi la vie se passait dans des transes perpétuelles. Au reste, on ne s’en portait pas plus mal ; et il semblait que cet état de plaintes constantes servît à entretenir la santé générale. Chacun mangeait, dormait, travaillait, comme à l’ordinaire ; et la vie du ménage n’en était pas ralentie. L’activité d’Amalia ne se satisfaisait point de s’exercer du matin au soir, du haut en bas de la maison : il fallait que chacun s’évertuât autour d’elle ; et c’était un branle-bas de meubles, un lavage de carreaux, un frottement de parquets, un bruit de voix, de pas, une trépidation, un mouvement perpétuels.

Les deux enfants, écrasés par cette bruyante autorité, qui ne laissait personne libre, semblaient trouver naturel de s’y soumettre. Le garçon, Leonhard, avait une jolie figure insignifiante, et des manières compassées. La jeune fille, Rosa, une blondine, avec d’assez beaux yeux, bleus, doux et affectueux, eût été agréable, surtout par la fraîcheur de son teint délicat, et son air de bonté, sans un nez un peu fort et gauchement planté, qui alourdissait la figure et lui donnait un caractère niais. Elle rappelait une jeune fille de Holbein,

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