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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/150

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Jean-Christophe

rée dans cette ville de Juifs riches et intelligents, qui savaient apprécier sa beauté présente et son succès futur. À tout instant, on heurtait à la porte de la loge ; et la porte s’entrebâillait pour laisser passage à de lourdes figures aux yeux vifs, qui disaient des fadeurs avec un âpre accent. Corinne naturellement coquetait avec eux ; et elle gardait ensuite le même ton affecté et provocant pour causer avec Christophe, qui en était irrité. Il n’éprouvait d’ailleurs aucun plaisir de l’impudeur tranquille, avec laquelle elle procédait devant lui à sa toilette ; et le fard et le gras, dont elle enduisait ses bras, sa gorge et sa figure, lui inspiraient un profond dégoût. Il fut sur le point de partir sans la revoir, aussitôt après la représentation ; mais, quand il lui dit adieu, en s’excusant de ne pouvoir assister au souper qui devait lui être offert au sortir du spectacle, elle manifesta une peine si gentiment affectueuse, que ses résolutions ne tinrent pas. Elle se fit apporter un horaire des chemins de fer, pour lui prouver qu’il pouvait — qu’il devait rester encore une bonne heure avec elle. Il ne demandait qu’à être convaincu, et il fut au souper ; il sut même ne pas trop montrer son ennui des niaiseries qu’on y débita, et son irritation des agaceries que Corinne prodiguait au premier singe venu. Impossible de lui en vouloir. C’était une brave fille, sans aucun principe moral, paresseuse, sensuelle, amoureuse du plaisir, d’une coquetterie enfantine, mais en même temps si loyale, si bonne, et dont tous les défauts étaient si spontanés et si sains, qu’on ne pouvait qu’en sourire, et presque les aimer. Assis en face d’elle, tandis qu’elle parlait, Christophe regardait son visage animé, ses beaux yeux rayonnants, sa mâchoire un peu empâtée, au sourire italien, — ce sourire où il y a de la bonté, de la finesse, une lourdeur gourmande : il la voyait plus clairement qu’il n’avait fait jusque-là. Certains traits lui rappelaient Ada : certains gestes, certains regards, certaines roueries sensuelles, un peu grossières : — l’éternel féminin. Mais ce qu’il aimait en elle, c’était la

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