Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/158

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Jean-Christophe

inquiétait point : il se lançait à l’étourdie dans un art inconnu, dont lui seul pressentait les lois.

Sa première idée avait été de revêtir de musique une féerie de Shakespeare, ou un acte du Second Faust. Mais les théâtres se montraient peu disposés à tenter l’expérience ; elle devait être coûteuse et paraissait absurde. On admettait bien la compétence de Christophe en musique ; mais qu’il se permît d’avoir des idées sur la poésie et sur le théâtre faisait sourire les gens : on ne le prenait pas au sérieux. Le monde de la musique et celui de la poésie semblaient deux États étrangers l’un à l’autre, et secrètement hostiles. Pour pénétrer dans l’État poétique, il fallut que Christophe acceptât la collaboration d’un poète ; et ce poète, il ne lui fut pas permis de le choisir. Il ne se le fût pas permis lui-même : il se défiait de son goût poétique ; on lui avait persuadé qu’il n’entendait rien à la poésie ; et, de fait, il n’entendait rien aux poésies qu’on admirait autour de lui. Avec son honnêteté et son opiniâtreté ordinaires, il s’était donné bien du mal, parfois, pour tâcher de sentir la beauté de telle ou telle d’entre elles ; mais il était toujours sorti de là bredouille, et un peu honteux de lui-même : non, décidément, il n’était pas poète. À la vérité, il aimait passionnément certains poètes d’autrefois ; et cela le consolait un peu. Mais sans doute ne les aimait-il pas comme il fallait les aimer. N’avait-il pas, une fois, exprimé l’idée saugrenue qu’il n’est de grands poètes que ceux qui restent grands, même traduits en prose, même traduits en une prose étrangère, et que les mots n’ont d’autre prix que celui de l’âme qu’ils expriment ? Ses amis s’étaient moqués de lui. Mannheim l’avait traité d’épicier. Il n’avait pas essayé de se défendre. Comme il voyait journellement, par l’exemple des littérateurs qui parlent de musique, le ridicule des artistes qui prétendent juger d’un autre art que le leur, il se résignait, — quoiqu’un peu incrédule au fond, — à son incompétence poétique ; et il acceptait, les yeux fermés, les jugements de ceux qu’il

146