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Jean-Christophe

feu toute œuvre vraiment nouvelle. Il n’était jamais las d’organiser des Festivals Beethoven, Mozart, ou Schumann : il n’avait, dans ces œuvres, qu’à se laisser porter par le ronron des rythmes familiers. En revanche, la musique de son temps lui était insupportable. Il n’osait pas l’avouer, et il se disait accueillant pour tous les jeunes talents : de vrai, quand on lui apportait une œuvre bâtie sur un patron ancien, — une sorte de décalque d’œuvres qui avaient été nouvelles, il y avait quelque cinquante ans, — il la recevait fort bien ; il mettait même de l’ostentation à la jouer, à l’imposer au public. Cela ne dérangeait ni l’ordre de ses effets, ni l’ordre d’après lequel le public avait coutume d’être ému. En revanche, il éprouvait un mélange de mépris et de haine pour tout ce qui menaçait de déranger ce bel ordre et de lui causer une fatigue nouvelle. Le mépris dominait, si le novateur n’avait aucune chance de sortir de son ombre. S’il menaçait de réussir, c’était alors la haine, — jusqu’au moment, bien entendu, où il avait réussi tout à fait.

Christophe n’en était pas encore là : tant s’en fallait. Aussi, fut-il fort surpris, quand on lui fit savoir, par des ouvertures indirectes, que Herr H. Euphrat eût été bien aise de jouer quelque chose de lui. Il avait d’autant moins de raisons de s’y attendre qu’il savait que le Kapellmeister était un ami intime de Brahms et de quelques autres qu’il avait fort malmenés dans ses chroniques. Comme il était bon garçon, il prêta à ses adversaires des sentiments généreux, qu’il eût été capable d’avoir. Il supposa que, le voyant accablé, ils voulaient lui prouver qu’ils étaient au-dessus des rancunes mesquines : il en fut touché. Il écrivit un mot plein d’effusion à H. Euphrat, en lui envoyant un poème symphonique. L’autre lui fit répondre, par son secrétaire, une lettre froide, mais polie, lui accusant réception de son envoi, et ajoutant que, suivant la règle de la société, la symphonie serait prochainement distribuée à l’orchestre et soumise à l’épreuve d’une répétition d’ensemble, avant

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