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Jean-Christophe

de peintres, et de critiques décadents, qui avaient assurément le mérite de représenter le parti de la révolte contre la réaction — éternellement menaçante dans l’Allemagne du Nord — de l’esprit piétiste et de la morale d’État ; mais leur indépendance s’était exaspérée, dans la lutte, jusqu’au ridicule, dont ils n’avaient pas conscience ; car si beaucoup d’entre eux ne manquaient point d’un talent assez âpre, ils avaient peu d’intelligence, et moins encore de goût. Ils ne pouvaient plus sortir de l’atmosphère factice, qu’ils s’étaient fabriquée ; et, comme tous les cénacles, ils avaient fini par perdre entièrement le sens de la vie réelle. Ils faisaient loi pour eux-mêmes et pour les centaines de nigauds, qui lisaient leurs revues et acceptaient bouche bée tout ce qu’il leur plaisait d’édicter. Leur adulation avait été funeste à Hassler, en le rendant trop complaisant pour lui. Il acceptait sans examen toutes les idées musicales qui lui passaient par la tête ; et il était intimement persuadé que, quoi qu’il pût écrire d’inférieur à lui-même, c’était encore supérieur au reste des musiciens. De ce que cette pensée fût malheureusement trop vraie dans la plupart des cas, il ne s’ensuivait pas qu’elle fût très saine et propre à faire naître les grandes œuvres. Hassler avait au fond un parfait mépris pour tous, amis et ennemis ; et ce mépris amer et goguenard s’étendait à lui et à toute la vie. Il s’enfonçait d’autant plus dans son scepticisme ironique, qu’il avait cru autrefois à une quantité de choses généreuses et naïves. N’ayant pas eu la force de les défendre contre la lente destruction des jours, ni l’hypocrisie de se persuader qu’il croyait à ce qu’il ne croyait plus, il s’acharnait à en persifler le souvenir. Il avait d’ailleurs une nature d’Allemand du Sud, indolente et molle, peu faite pour résister à l’excès de la fortune ou de l’infortune, du chaud ou du froid, et qui a besoin, pour conserver son équilibre, d’une température modérée. Il s’était laissé aller, d’une façon insensible, à jouir paresseusement de la vie : il aimait la bonne chère, les lourdes boissons, les flâneries oisives, et les molles pensées. Tout son

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