Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/247

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Peter Schulz avait soixante-quinze ans. Il avait toujours eu une santé délicate, et l’âge ne l’avait pas épargné. Assez grand, mais voûté, et la tête penchée sur la poitrine, il avait les bronches faibles, et respirait avec peine. Asthme, catarrhe, bronchite, s’acharnaient après lui : et la trace des luttes qu’il lui fallait subir, — bien des nuits, assis dans son lit, le corps courbé en avant, et trempé de sueur, pour tâcher de faire entrer un souffle d’air dans sa poitrine qui étouffait, — était gravée dans les plis douloureux de sa longue figure, maigre et rasée. Le nez était long et un peu gonflé au sommet. Des rides profondes, partant du dessous des yeux, coupaient transversalement les joues creusées par les vides de la mâchoire. L’âge et les infirmités n’avaient pas été les seuls sculpteurs de ce pauvre masque délabré ; les chagrins de la vie y avaient eu part aussi. — Et malgré tout, il n’était pas triste. La grande bouche tranquille était d’une bonté sereine. Mais c’étaient surtout les yeux qui donnaient à ce vieux visage une douceur touchante : ils étaient d’un gris-clair limpide et transparent ; ils regardaient bien en face, avec calme et candeur ; ils ne cachaient rien de l’âme : on eût pu lire au fond.

Sa vie avait été pauvre en événements. Il était seul depuis des années. Sa femme était morte. Elle n’était pas très bonne, pas très intelligente, pas du tout belle. Mais il en conservait un souvenir attendri. Il y avait vingt-cinq ans qu’il l’avait perdue : et, pas un soir depuis, il ne s’était endormi, sans avoir un petit entretien mental, triste et tendre, avec elle ; il l’associait à chacune de ses journées. — Il n’avait pas eu d’enfant :

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