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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/288

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Jean-Christophe

causait avec Gottfried. Il ne lui répondait pas : elle ne lui demandait pas de réponse, elle lui racontait tout ce qui s’était passé depuis sa dernière visite. Il respirait avec peine ; et elle l’entendit faire des efforts pour parler. Au lieu de s’en inquiéter, elle lui dit :

— Ne parle pas. Repose-toi. Tu parleras tout à l’heure… S’il est possible de se fatiguer, comme cela !…

Alors, il ne parla plus, ni n’essaya de parler. Elle reprit son récit, croyant qu’il écoutait. Il soupira, et se tut. Quand la mère sortit, un peu plus tard, elle trouva Modesta, qui continuait de parler, et, sur le banc, Gottfried, immobile, la tête renversée en arrière et tournée vers le ciel : depuis quelques minutes, Modesta causait avec un mort. Elle comprit alors que le pauvre homme avait essayé de dire quelques mots, avant de mourir, mais qu’il n’avait pas pu ; alors, il s’était résigné, avec son sourire triste, et il avait fermé les yeux, dans la paix du soir d’été…

La pluie avait cessé. La bru alla à l’étable ; le fils prit sa pioche, et déblaya, devant la porte, la rigole que la boue avait obstruée. Modesta avait disparu dès le commencement du récit. Christophe restait seul dans la chambre avec la mère, et se taisait, ému. La vieille, un peu bavarde, ne pouvait supporter un silence prolongé ; et elle se mit à lui raconter toute l’histoire de sa connaissance avec Gottfried. Cela datait de très loin. Quand elle était toute jeune, Gottfried l’aimait. Il n’osait pas le lui dire ; mais on en plaisantait ; elle se moquait de lui, tous se moquaient de lui : — (c’était l’habitude, partout où il passait.) — Gottfried n’en revenait pas moins, fidèlement, chaque année. Il trouvait naturel qu’on se moquât de lui, naturel qu’elle ne l’aimât point, naturel qu’elle se fût mariée et qu’elle fût heureuse avec un autre. Elle avait été trop heureuse, elle s’était trop vantée de son bonheur : le malheur arriva. Son mari mourut subitement. Puis, sa fille, — une belle fille saine, vigoureuse, que tout le monde admirait, et qui allait se marier avec le fils du

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