Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Jean-Christophe

nouvelle. Contre la force, on a la force, le pic et la mine qui taillent et font sauter la roche. Mais que faire contre une masse amorphe, qui cède comme une gelée, s’enfonce sous la moindre pression, et ne garde aucune empreinte ? Toutes les pensées, toutes les énergies, tout disparaissait dans la fondrière : à peine si, quand une pierre tombait, quelques rides tressaillaient à la surface du gouffre ; la mâchoire s’ouvrait, se refermait : et de ce qui avait été, il ne restait plus aucune trace.

Ce n’étaient pas des ennemis. Plût à Dieu que ce fussent des ennemis ! C’étaient des gens qui n’avaient la force ni d’aimer, ni de haïr, ni de croire, ni de ne pas croire, — en religion, en art, en politique, dans la vie journalière : — et toute leur vigueur se dépensait à tâcher de concilier l’inconciliable. Surtout depuis les victoires allemandes, ils s’évertuaient à faire un compromis, un mic-mac écœurant de la force nouvelle et des principes anciens. Le vieil idéalisme n’avait pas été renoncé : c’eût été là un effort de franchise, dont on n’était pas capable ; on s’était contenté de le fausser, pour le faire servir à l’intérêt allemand. À l’exemple de Hegel, le Souabe, serein et double, qui avait attendu jusqu’après Leipzig et Waterloo pour assimiler la cause de sa philosophie avec l’État prussien, — l’intérêt ayant changé, les principes avaient changé. Quand on était battu, on disait que l’Allemagne avait l’humanité pour idéal. Maintenant qu’on battait les autres, on disait que l’Allemagne était l’idéal de l’humanité. Quand les autres patries étaient les plus puissantes, on disait, avec Lessing, que « l’amour de la patrie était une faiblesse héroïque, dont on se passait fort bien », et l’on s’appelait : un « citoyen du monde ». À présent qu’on l’emportait, on n’avait pas assez de mépris pour les utopies « à la française » : paix universelle, fraternité, progrès pacifique, droits de l’homme, égalité naturelle ; on disait que le peuple le plus fort avait contre les autres un droit absolu, et que les autres, étant

288