Aller au contenu

Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/305

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
la révolte

voulait qu’aimer. Renoncer plutôt à la vie, à la raison, à la logique, au monde réel, à tout, plutôt qu’à l’amour ! Et cet amour était infini, suppliant, exigeant ; il donnait tout, et il voulait qu’on lui donnât tout ; il renonçait à vivre pour aimer, et il voulait ce renoncement des autres, des aimés. Puissance de l’amour d’une âme simple ! Elle lui fait trouver, du premier coup, ce que les raisonnements tâtonnants d’un génie incertain, comme Tolstoy, ou l’art trop raffiné d’une civilisation qui se meurt, concluent après une vie — des siècles — de luttes forcenées et d’efforts épuisants ! — Mais le monde impérieux, qui grondait dans Christophe, avait de bien autres lois et réclamait une autre sagesse.

Depuis longtemps, il voulait annoncer sa résolution à sa mère. Mais il tremblait à l’idée du chagrin qu’il lui ferait : et, au moment de parler, il était lâche, il remettait à plus tard. Deux ou trois fois pourtant, il fit de timides allusions à son départ ; mais Louisa ne les prit pas au sérieux : — peut-être, feignit-elle de ne pas les prendre au sérieux, pour lui persuader à lui-même qu’il parlait ainsi par jeu. Alors, il n’osait pas poursuivre ; mais il restait sombre, préoccupé ; et l’on sentait qu’il avait sur le cœur un secret qui lui pesait. Et la pauvre femme, qui avait l’intuition de ce que pouvait être ce secret, s’efforçait peureusement d’en retarder l’aveu. À des instants de silence, le soir, quand ils étaient l’un près de l’autre, assis, à la lumière de la lampe, brusquement elle sentait qu’il allait parler ; et alors, prise de terreur, elle se mettait à parler, très vite, et au hasard, n’importe de quoi : à peine si elle savait ce qu’elle disait ; mais à tout prix, il fallait l’empêcher de parler. D’ordinaire, son instinct lui faisait trouver le meilleur argument qui l’obligeât au silence : elle se plaignait doucement de sa santé, de ses mains et de ses pieds gonflés, de ses jambes qui s’ankylosaient : elle exagérait son mal, elle se disait une vieille impotente, qui n’est plus bonne à rien. Il n’était pas dupe de ses ruses naïves ; il la regardait tristement, avec un muet reproche ;

293