Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/320

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C’était la fête au village. Des gamins écrasaient des pois fulminants entre deux cailloux, en criant : « Vive l’Empereur ! » (« Kaiser lebe ! Hoch ! »). On entendait meugler un veau, enfermé dans son étable, et les chants des buveurs au cabaret. Des cerfs-volants aux queues de comètes plongeaient et frétillaient dans l’air, au-dessus des champs. Les poules grattaient avec frénésie dans la paille et le fumier d’or : le vent s’engouffrait dans leurs plumes, comme dans les jupes d’une vieille dame. Un cochon rose dormait voluptueusement sur le flanc, au soleil.

Christophe se dirigea vers le toit rouge de l’auberge des Trois Rois, au-dessus duquel flottait un petit drapeau. Des chapelets d’ognons étaient pendus à la façade, et les fenêtres étaient garnies de fleurs de capucines rouges et jaunes. Ils entra dans la salle, pleine de fumée de tabac, où s’étalaient aux murs des chromos jaunies, et, à la place d’honneur, le portrait colorié de l’Empereur-Roi, entouré d’une guirlande de feuilles de chêne. On dansait. Christophe était bien sûr que sa belle amie serait là. Et en effet, ce fut la première figure qu’il vit. Il s’établit dans un angle de la pièce, d’où il pouvait suivre en paix les évolutions des danseurs. Mais, quelque soin qu’il eût pris pour ne pas être remarqué, Lorchen sut bien le découvrir dans son coin. Tout en tournant d’interminables valses, elle lui lançait par-dessus l’épaule de son danseur de rapides œillades, pour s’assurer qu’il la regardait toujours ; et elle se plaisait à l’exciter : elle coquetait avec les garçons du village, en riant de sa grande bouche bien fendue.

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