Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


On l’attendait.

Christophe n’avait pas fait mystère de ses sentiments. Depuis qu’il avait pris conscience du pharisaïsme allemand, qui ne veut pas voir les choses comme elles sont, il s’était fait une loi d’être d’une sincérité absolue, continuelle, intransigeante, appliquée à tout, sans égards pour aucune considération d’œuvre ou de personne, ni pour lui-même. Et comme il ne pouvait rien faire sans le pousser à l’extrême, il allait jusqu’à l’extravagance ; il disait des énormités, et scandalisait des gens mille fois moins naïfs que lui. Il était d’une prodigieuse naïveté. Il confiait à tout venant ce qu’il pensait de l’art allemand, avec la satisfaction d’un homme qui ne veut pas garder pour lui des découvertes inappréciables. Il n’imaginait pas qu’on pût lui en savoir mauvais gré. Quand il venait de reconnaître l’ânerie d’une œuvre consacrée, tout plein de son sujet, il se hâtait d’en faire part à ceux qu’il rencontrait : musiciens de l’orchestre, ou amateurs de sa connaissance. Il énonçait les jugements les plus saugrenus, avec une figure rayonnante. D’abord, on ne le prit pas au sérieux ; on rit de ses boutades. Mais on ne tarda pas à trouver qu’il y revenait trop souvent, avec une insistance de mauvais goût. Il devint évident que Christophe croyait à ses paradoxes ; et cela parut moins drôle. Il était compromettant ; il manifestait en plein concert sa bruyante ironie, ou il exprimait son dédain pour les maîtres glorieux, de la façon la moins voilée, en quelque lieu qu’il se trouvât.

Tout se colportait dans la petite ville : aucun de ses mots

39