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Jean-Christophe

jusqu’à l’audace de le siffler : il acclama Ochs avec ostentation, redemandant deux ou trois fois l’auteur, qui ne manqua point de paraître. Et ce fut la fin du concert.

On se doute bien que le grand-duc et tout le monde de la cour, — cette petite ville de province, cancanière et ennuyée, — ne perdirent aucun détail de ce qui s’était passé. Les journaux amis de la cantatrice ne firent pas d’allusion à l’incident ; mais ils furent tous d’accord pour exalter l’art de la chanteuse, en se contentant de mentionner, à titre de renseignement, les Lieder qu’elle avait chantés. Sur les autres œuvres de Christophe, quelques lignes à peine, les mêmes à peu de chose près dans tous les journaux : « … Science du contrepoint. Écriture compliquée. Manque d’inspiration. Pas de mélodie. Écrit avec sa tête et non avec son cœur. Absence de sincérité. Veut être original… » — Suivait un paragraphe sur la véritable originalité, celle des maîtres qui sont morts et enterrés, de Mozart, de Beethoven, de Loewe, de Schubert, de Brahms, « ceux qui sont originaux sans avoir pensé à l’être ». — Puis on passait par une transition naturelle à la nouvelle reprise par le théâtre grand-ducal du Nachtlager von Granada de Konradin Kreutzer ; on rendait compte longuement de « cette délicieuse musique, fraîche et pimpante comme au premier jour ».

En résumé, les œuvres de Christophe rencontrèrent, chez les critiques le mieux disposés, une incompréhension totale et étonnée ; — chez ceux qui ne l’aimaient point, une hostilité sournoise, qui s’armait pour plus tard ; — enfin, dans le grand public, qu’aucun critique ami ou ennemi ne guidait, le silence. Laissé à ses propres pensées, le grand public ne pense rien : — cela va sans dire.