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Jean-Christophe

genre de Arno Holz et de Walt Whitman, des vers alternativement très longs et très courts, où les points, les doubles et triples points, les tirets, les silences, les majuscules, les italiques, et les mots soulignés, jouaient un très grand rôle, non moins que les allitérations et que les répétitions — d’un mot, — d’une ligne, — d’une phrase entière. Il y intercalait des mots dans toutes les langues. Il prétendait faire en vers — (on n’avait jamais su pourquoi) — du Cézanne. À vrai dire, il avait une âme assez poétique, qui sentait avec distinction des choses fades. Il était sentimental et sec, naïf et dandy ; ses vers laborieux affectaient une négligence cavalière. Il eût été un bon poète pour gens du monde. Mais ils sont trop de cette espèce, dans les revues et dans les salons ; et il voulait être seul. Il s’était mis en tête de jouer le grand seigneur qui est au-dessus des préjugés de sa caste. Il en avait plus que personne. Il ne se les avouait pas. Il avait pris plaisir à ne s’entourer que de Juifs, à la Revue qu’il dirigeait, pour faire crier les siens, très antisémites, et pour se prouver à lui-même sa liberté d’esprit. Il affectait avec ses collègues un ton d’égalité courtoise. Mais au fond, il avait pour eux un mépris tranquille et sans bornes. Il n’ignorait pas qu’ils étaient bien aises de se servir de son nom et de son argent ; et il les laissait faire, pour avoir la douceur de les mépriser.

Et ils le méprisaient aussi de les laisser faire : car ils savaient très bien qu’il y trouvait son profit. Donnant, donnant. Waldhaus leur apportait son nom et sa fortune ; et eux lui apportaient leur talent, leur esprit d’affaires, et une clientèle. Ils étaient beaucoup plus intelligents que lui. Non pas qu’ils eussent plus de personnalité. Ils en avaient peut-être moins encore. Mais, dans cette petite ville, ils étaient, comme partout et toujours, — par le fait de la différence de leur race, qui depuis des siècles les isole et aiguise leur faculté d’observation railleuse, — ils étaient les esprits les plus avancés, les plus sensibles au ridicule des institutions vermoulues et des pensées décrépites. Seulement, comme leur caractère était

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