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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/78

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Jean-Christophe

lace, dans ces êtres aux grosses têtes, aux yeux vitreux, aux faces souvent bestiales, trapus et bas sur pattes, ces descendants dégénérés de la plus noble des races, il y avait, jusque dans cette fange lourde et fétide, d’étranges phosphorescences qui s’allumaient, comme des feux follets qui dansent sur les marais : des regards merveilleux, des intelligences lumineuses, une électricité subtile qui se dégageait de la vase, et qui fascinait et inquiétait Christophe. Il pensait qu’il y avait là dedans de belles âmes qui se débattaient, de grands cœurs qui cherchaient à sortir du bourbier ; et il eût voulu les rencontrer, leur venir en aide ; il les aimait sans les connaître, en les redoutant un peu. Mais jamais il n’avait eu d’intimité avec aucun d’entre eux. Jamais surtout il n’avait eu l’occasion d’approcher l’élite de la société juive.

Le dîner chez les Mannheim avait donc pour lui l’attrait de la nouveauté, et, un peu, du fruit défendu. L’Ève qui lui présentait ce fruit le rendait plus savoureux. Depuis l’instant qu’il était entré, Christophe n’avait plus d’yeux que pour Judith Mannheim. Elle appartenait à une espèce différente de toutes les femmes qu’il connaissait jusque-là. Grande et svelte, un peu maigre, bien que solidement charpentée, la figure encadrée de cheveux noirs, peu abondants, mais épais, et plantés bas, qui couvraient les tempes et le front osseux et doré, un peu myope, les paupières grosses, l’œil légèrement bombé, le nez assez fort aux narines dilatées, les joues d’une maigreur intelligente, le menton lourd, le teint assez coloré, elle avait un beau profil, énergique et net ; de face, l’expression était plus trouble, incertaine, composite ; les yeux et les joues étaient inégaux. On sentait en elle une forte race, et, dans le moule de cette race, jetés confusément, des éléments multiples, disparates, de qualité douteuse et inégale, de très beaux et de très vulgaires. Sa beauté résidait surtout dans sa bouche silencieuse, et dans ses yeux, qui semblaient plus profonds à cause de leur myopie, et plus sombres, par l’effet de leur cernure bleuâtre.

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