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Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 5.djvu/146

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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

lave les mains des conséquences possibles de ses recherches hautaines. L’art pour l’art !… Une foi magnifique ! Mais la foi seulement des forts. L’art ! Étreindre la vie, comme l’aigle sa proie, et l’emporter dans l’air, s’élever avec elle dans l’espace serein !… Pour cela, il faut des serres, de vastes ailes, et un cœur puissant. Mais vous n’êtes que des moineaux, qui, quand ils ont trouvé quelque morceau de charogne, le dépècent sur place, et se le disputent en piaillant… L’art pour l’art !… Malheureux ! L’art n’est pas une vile pâture, livrée à tous les vils passants. Une jouissance, certes, et la plus enivrante de toutes. Mais une jouissance qui n’est le prix que d’une lutte acharnée, le laurier qui couronne la victoire de la force. L’art est la vie domptée. L’art est l’empereur de la vie. Quand on veut être César, il faut en avoir l’âme. Mais vous n’êtes que des rois de théâtre : c’est un rôle que vous jouez, vous n’y croyez même pas. Et, comme ces acteurs, qui se font gloire de leurs difformités, vous faites de la littérature avec les vôtres et avec celles du public. Vous cultivez amoureusement les maladies de votre peuple, sa peur de l’effort, son amour du plaisir, des idéologies sensuelles, de l’humanitarisme chimérique, de tout ce qui engourdit voluptueusement la volonté, de tout ce qui peut lui enlever toutes ses raisons d’agir. Vous le menez tout droit aux fumeries d’opium. Et vous le savez bien ; mais vous ne le dites point : la mort est au bout. —