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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

sentir qu’il avait vu le dénuement de Christophe, que son invitation ressemblait à une aumône : Christophe fût mort de faim, plutôt que d’accepter. Il ne put refuser de s’asseoir à table — (Hecht disait qu’il avait à lui parler) ; — mais il ne toucha à rien : il prétendit qu’il venait de déjeuner. Son estomac se crispait de besoin.

Christophe eût voulu se passer de Hecht ; mais les autres éditeurs étaient encore pires. — Il y avait aussi les riches dilettantes, qui accouchaient d’un lambeau de phrase musicale, et qui n’étaient même pas capables de l’écrire. Ils faisaient venir Christophe, et lui chantaient leur élucubration :

— Hein ! est-ce beau !

Ils la lui donnaient à développer, — (à écrire en entier) ; — et cela paraissait sous leur nom chez un grand éditeur. Après, ils étaient persuadés que le morceau était d’eux. Christophe en connut un, un gentilhomme de bonne marque, un grand corps agité, qui tout de suite lui donna du : « cher ami », l’empoigna par le bras, lui prodiguant les démonstrations d’enthousiasme tempêtueux, ricanant à son oreille, bafouillant des coq-à-l’âne et des incongruités mêlées de cris d’extase : Beethoven, Verlaine, Fauré, Yvette Guilbert… Il le faisait travailler, et négligeait ensuite de le payer. Il soldait en invitations à déjeuner et en poignées de mains. À la fin des fins, il envoya à Christophe vingt francs,