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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

à se représenter l’homme de la nature comme un animal vicieux, afin de légitimer leurs propres vices… Il découvrait avec surprise l’intransigeante honnêteté de Sidonie. Ce n’était pas une affaire de morale ; c’était une affaire d’instinct et de fierté. Elle avait son orgueil aristocratique. Car c’est une sottise de croire que qui dit : peuple dit : populaire. Le peuple a ses aristocrates, de même que la bourgeoisie a ses âmes de la plèbe. Des aristocrates, c’est-à-dire des êtres qui ont des instincts, un sang peut-être, plus purs que les autres, et qui le savent, qui ont la conscience de ce qu’ils sont, et la fierté de ne pas déchoir. Ils sont minorité ; mais, même tenus à l’écart, on sait bien qu’ils sont les premiers ; et leur seule présence est un frein pour les autres. Les autres sont contraints de se modeler sur eux, ou de faire semblant. Chaque province, chaque village, chaque groupement d’hommes est, dans une certaine mesure, ce que sont ses aristocrates ; et, suivant ce qu’ils sont, l’opinion est, ici, extrêmement sévère ; et là, elle est relâchée. Le débordement anarchique des majorités, à l’heure actuelle, ne changera rien à cette autorité immanente des minorités muettes. Plus dangereux pour elles est leur déracinement du sol natal, et leur éparpillement au loin, dans les grandes villes. Mais même ainsi, perdues dans des milieux étrangers, isolées les unes des autres, les individualités de bonne race persistent, sans se mêler à ce qui les