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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

sa nouvelle commande et à se faire payer. Aussitôt, il courut acheter le livre, quoiqu’il l’eût tout lu. Il avait peur qu’un autre acheteur ne l’eût pris. Sans doute, le mal n’eût pas été grand : il était facile de se procurer d’autres exemplaires ; mais Christophe ne savait pas si le livre était rare ou non ; et d’ailleurs, c’était ce volume-là qu’il voulait, et non un autre. Ceux qui aiment les livres sont volontiers fétichistes. Les feuillets, même salis et tachés, d’où la source des rêves a jailli, sont pour eux chose sacrée.

Christophe relut chez lui, dans le silence de la nuit, l’Évangile de la Passion de Jeanne ; et aucun respect humain ne l’obligea plus à contenir son émotion. Une tendresse, une pitié, une douleur infinie le remplissaient pour la pauvre petite bergeronnette, dans ses gros habits rouges de paysanne, grande, timide, la voix douce, rêvant au chant des cloches, — (elle les aimait comme lui) — avec son beau sourire, plein de finesse et de bonté, ses larmes toujours prêtes à couler, — larmes d’amour, larmes de pitié, larmes de faiblesse : car elle était à la fois si virile et si femme, la pure et vaillante fille, qui domptait les volontés sauvages d’une armée de bandits, et tranquillement, avec son bon sens intrépide, sa subtilité de femme, et son doux entêtement, déjouait pendant des mois, seule et trahie par tous, les menaces et les ruses hypocrites d’une meute de gens d’église et de loi, — loups et