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162 L’AME ENCHANTEE

eût pensé, elle se fût rejetée en arrière, avec une révolte irritée. — N’importe ! Chacun de ses pas la rapprochait du piège… Elle devait se l’avouer : elle qui, l’année d’avant, affectait à l’égard des hommes la tranquille assurance d’un camarade, sans doute un peu coquet, aimable, mais indifférent, — car d’eux elle ne semblait rien désirer ni craindre, — elle les voyait maintenant avec d’autres yeux. Elle se tenait dans une attitude d’observation et d’attente troublée. Depuis l’aventure avec Tullio, elle avait perdu son beau calme insolent.

Elle savait à présent qu’elle ne pourrait se passer d’eux ; et le sourire de son père lui venait aux lèvres, quand elle se rappelait ses déclarations enfantines, à l’idée du mariage. La passion avait laissé dans la chair son dard de guêpe. Chaste et brûlée, naïve et avertie, elle connaissait ses désirs ; et si elle les refoulait dans l’ombre de sa pensée, ils marquaient leur présence par le désarroi qu’ils introduisaient dans le reste de ses idées. Toute son activité d’esprit était désorganisée. Ses forces de réflexion étaient paralysées. Au travail, écrivant ou lisant elle se sentait diminuée. Elle ne pouvait se concentrer sur un objet qu’au prix d’efforts disproportionnés ; elle en était, après, épuisée, écœurée. Et elle avait beau faire, le