Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 2.djvu/140

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qu’elle existe en dehors d’eux. L’amour est justement l’épreuve qui pourrait le leur apprendre : — il l’apprend au petit nombre de ceux qui sont capables d’apprendre, — mais, en général, à leurs dépens et à ceux de leur partenaire : car lorsque enfin ils savent, il est trop tard. Le naïf étonnement des siècles, gémissant de la dualité irréductible, qui est le fruit amer de l’amour, ce rêve d’unité, déçu, est caractéristique de la méconnaissance initiale. Car, que veut dire : « aimer », si ce n’est : « aimer un autre » ? Sans posséder l’égoïsme de Roger Brissot, Julien, par ignorance, n’avait pas moins de peine à sortir de soi ; et il avait une vue encore plus bornée de l’univers féminin. Il eût fallu l’y guider prudemment par la main.

Annette n’était rien moins que prudente, de nature. Et l’amour ne le lui enseignait pas. Il lui donnait un besoin de confiance généreuse. Maintenant qu’elle était sûre d’aimer et d’être aimée, elle ne cachait rien. Rien de celui qu’elle aimait n’aurait pu l’éloigner ; pourquoi eût-elle songé à se farder ? Saine de cœur, elle ne rougissait pas d’être ce qu’elle était. Que celui qui l’aimait la vît comme elle était ! Elle avait bien remarqué sa naïveté, son incompréhension, ses effarouchements. Elle y trouvait un plaisir tendre et malicieux. Elle aimait à lui révéler, la première, une âme féminine.

Elle alla le surprendre, un jour, dans son appartement. Ce fut la mère qui ouvrit. Une vieille dame, aux cheveux gris bien tirés, au front calme, qu’éclairait la lumière attentive des yeux sévères. Avec une politesse méfiante, elle inspecta Annette, et elle la fit entrer dans un petit salon, propre et froid, où les meubles avaient des housses.

De ternes photographies de famille et de musées achevaient de glacer l’atmosphère de la pièce. Annette attendit seule. Après un chuchotement dans les chambres voisines, Julien entra précipitamment. Il avait de la