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PREMIÈRE PARTIE


Dans le demi-jour de la chambre aux volets tirés, assise sur son lit, d’un peignoir blanc vêtue, Annette souriait. Sa chevelure défaite, qu’elle venait de laver, lui couvrait les épaules. Par la fenêtre ouverte, s’étalait immobile la chaleur d’or d’un après-midi d’août ; sans le voir, on sentait au dehors la torpeur du jardin de Boulogne, dormant sous le soleil. Annette participait à cette béatitude. Elle pouvait rester des heures, étendue, sans bouger, sans penser, sans besoin de penser. Il lui suffisait de savoir qu’elle était deux ; et elle ne faisait même pas l’effort de causer avec le « tout-petit » qui était en elle, parce qu’(elle en était sûre) il sentait ce qu’elle sentait, ils s’entendaient sans parler. Des ondes de tendresse passaient dans la somnolence heureuse de son corps. Et puis, elle replongeait dans le sourire endormi.

Mais si l’esprit était assoupi, les sens avaient gardé une merveilleuse clairvoyance, ils suivaient au fil des instants les plus fines vibrations de l’air et de la lumière… Une suave odeur de fraise dans le jardin… Elle s’en délectait, du nez et de la langue. Son oreille amusée goûtait les moindres bruits, les feuilles frôlées par un souffle, le sable foulé par un pas, une voix dans la rue, une cloche qui sonnait vêpres. Et le grondement qui monte de la grande fourmilière : Paris en 1900… L’été de l’Exposition. Dans la cuve du Champ de Mars, fermentaient au soleil des milliers de grappes humaines…