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Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 2.djvu/169

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pléait par ses propres ressources. Il avait assez à faire de classer ses nouvelles découvertes. Car, en ces premiers mois, elle découvrit beaucoup ; elle découvrit tout. — Pourtant, qu’y avait-il de changé ? Le travail, elle le connaissait : (elle croyait le connaître). Et cette ville, ces gens étaient les mêmes, aujourd’hui qu’hier… Mais du jour au lendemain, tout fut changé. De l’heure où elle commença de chercher son pain, ce fut la vraie découverte. L’amour ne l’avait pas été. Même pas la maternité. Elle les portait en elle. Et sa vie n’en avait exprimé qu’une faible partie. Mais à peine eut-elle passé dans le camp de la pauvreté, elle découvrit le monde.

Le monde est autre, selon qu’on le regarde d’en haut ou d’en bas. Annette était maintenant dans la rue, entre les rangées de maisons qui s’allongent : on voit l’asphalte, la boue, la menace des autos et le flot des passants. On voit le ciel là-haut — (rarement lumineux) — là-haut, quand on a le temps ! L’entre-deux disparaît : tout ce qui faisait l’objet de la vie d’avant, la société, les entretiens, les théâtres, les livres, le luxe du plaisir et de l’intelligence. On sait bien qu’il est là, on l’aimerait peut-être ; mais autre chose à penser !… Regarder à ses pieds, devant soi, se garer, aller vite… Tous ces gens, comme ils courent !… D’en haut, on ne voyait que la flânerie de la rivière ; elle paraît calme, et l’on n’aperçoit pas la violence du courant. La course, la course au pain…

Mille fois, Annette avait pensé à l’état où elle se trouvait aujourd’hui, au monde du travail et de la gêne. Mais ce qu’elle pensait alors ne ressemblait en rien à ce qu’elle pensait maintenant qu’elle en faisait partie…

Hier, elle croyait à l’axiome démocratique des Droits de l’humanité ; et l’injustice lui semblait que la masse en pût être frustrée. — Aujourd’hui, l’injustice, — (s’il était encore question de juste et d’injuste) — c’était qu’il y eût des droits pour des privilégiés. Il n’y a pas de Droits.