on a de bonnes dents. L’herbe a beau être hérissée de piquants ; elle est grasse et juteuse ; même l’amertume qui s’y trouve mêlée en relève le goût. Annette broute son pré. Elle sait que, joies ou peines, il ne lui en reste plus beaucoup à palper du museau et à arracher de la langue. Aussi, elle n’était pas, comme son fils — (c’est le lot des jeunes, elle l’a connu !) — à se tourmenter du lendemain, voire de la fin des temps. Il le lui reprochait, au fond de sa pensée ; ses yeux le lui disaient parfois amèrement. Il trouvait qu’elle faisait comme les autres de ce temps, les égoïstes, les myopes, les insouciants, les : « Après moi le déluge ! » — tous ceux qu’il maudissait. Mais il ne la maudissait pourtant pas, elle, elle lui était devenue, au cours des épreuves communes, comme un morceau de soi ; et sa rancune tombait devant l’énigmatique clarté des yeux bleus qui riaient du fils au visage froncé. Ce qu’il ne comprenait pas en elle, il l’acceptait, — même s’il ne l’acceptait pas chez les autres… Injustice ? Passe-droit ? Pourquoi pas ? Il fait bon être injuste, au profit de qui l’on aime ! Et c’est là, la justice. Ça ne se raisonne pas.
Mais pourquoi donc riaient-ils, ces yeux, — même des tourments dont les ombres passaient sur le visage du fils aimé — même du malheur des temps — même de sa propre peine à vivre ? Le jour présent ne lui en offrait vraiment pas beaucoup de raisons ! S’il lui arrivait d’y songer, elle était tentée, elle-même, de se le reprocher. — Mais elle avait une raison, mystérieuse, terrible, de celles qu’on ne s’avoue pas, car elles semblent un outrage à soi et à son cœur, infligé par une force implacable venue d’on ne sait où, des sombres profondeurs : — Mêlée à tout son amour des êtres les plus chéris, mêlée à tout le flot de ses passions, mêlée à tout le renouveau de sa vie amassée, dans son été de la St-Martin, elle sentait monter l’étrange Indifférence… L’Indifférence de ceux qui ont tant de