Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/33

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mais bouche à bouche : les deux suçoirs. Lequel dévorera l’autre ? Ou l’orange est dure et amère : elle résiste. Ou elle est molle et elle est bue ; et après, qu’est-ce qu’il en reste pour ma soif ? La pelure ? Je la jette… Il ne faut pas longtemps pour que je retrouve ma solitude et ma soif…

Et il ne fallut pas longtemps pour que Marc et Assia eussent sur la langue ce double goût d’amertume et de sécheresse, cet ennui qui provenait, chez ces êtres sains et sincères, de la conscience (plus franche chez Assia, plus refoulée chez Marc) de l’inutilité sociale de leur vie.

Annette voyait son garçon s’assombrir, quand il venait lui faire visite, — pas très souvent : car il avait gêne à lui parler, et il craignait son regard trop attentif, bien qu’il voulût se persuader qu’elle ne pouvait pas lire en lui : il avait toujours la tendance masculine à prêter dédaigneusement aux femmes une impuissance congénitale à sortir de soi, une myopie trouble de somnambules, cheminant enveloppées de la fumée chaude de leur rêve. Quand il venait et qu’il restait muet, ou qu’il parlait de choses indifférentes, Annette voyait les plis précoces qui se creusaient à son front préoccupé. Et elle répondait distraitement. Leur pensée à tous deux n’écoutait plus leurs paroles, elle suivait, chacune, son sentier. Sans le vouloir, Annette, une fois, soupira. Marc demanda :

— « Maman, qu’as-tu ? »

— « Un peu de fatigue. Ce n’est rien. »

— « Quand pourras-tu te reposer un peu ? »

— « Quand mes enfants seront heureux. »

— « Ils le sont », dit Marc.

Annette sourit, et le regarda dans les yeux. Le premier mouvement de Marc fut de détourner les siens. Puis, il fut irrité de faiblesse, et son regard soutint