Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/611

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comme la feuille d’un noyer dont le corps se penche au flanc d’une pente. Et elle ne savait si c’était elle qui descendait, ou si c’était l’abîme qui montait. Mais il n’avait rien d’effrayant. Il l’enveloppait de sa nuit sereine ; et, à la longue, elle avait acquis le pouvoir d’y lire. Ses yeux bombés avaient pris le regard ouaté de la chouette. Silvio et George en avaient, chacun de son côté, fait la remarque ; et quand, un jour, ils échangèrent leur impression, George, pédante, — (sa science ne formait pas un gros bagage : elle était fière de l’étaler ) — évoqua Pallas Athéna. Silvio fixa le front et les yeux, sans visage, entre des ailes éployées, dans un étrange médaillon qu’il sculpta sur un morceau de poirier ; il le cloua au linteau de la porte d’entrée, comme une chouette crucifiée. Annette fut la seule à ne pas s’y reconnaître. Elle les laissait disposer de la maison, ne s’y réservant, pour sa part, que sa chambre, puis, dans sa chambre, un rond magique qui se rétrécissait de jour en jour, mais à l’intérieur duquel tenait un monde. Elle regarda distraitement les larges yeux du médaillon, ouverts au seuil, sourit, et dit, sans se douter que c’étaient les siens :

— « L’oiseau veille. »

— « Oui », disait Silvio à George, « je ne puis l’imaginer que les yeux ouverts. Les avez-vous vus jamais fermés ? »

— « Je les ai vus », répondit George, « mais je ne m’y fie pas. Sous les paupières, elle regarde. »

Elle regardait toujours, — dehors, dedans, — les deux plans finissaient par ne plus en faire qu’un. L’œil avait pris possession de la demeure : il l’occupait toute. Annette, qui avait souffert, toute sa vie, de son excès de lucidité, en était venue à ne plus savoir perdre conscience. Elle vivait dans un état d’insomnies claires et calmes, où la conscience perpétuelle brûlait sans