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julie ou la nouvelle héloïse

toute offense est également bien lavée dans le sang de l’offenseur ou de l’offensé. Dites, si les loups savaient raisonner, auraient-ils d’autres maximes ?

Gardez-vous donc de confondre le nom sacré de l’honneur avec ce préjugé féroce qui met toutes les vertus à la pointe d’une épée, et n’est propre qu’à faire de braves scélérats… Ne voyez-vous pas que les crimes que la honte et l’honneur n’ont point empêchés sont couverts et multipliés par la fausse honte et la crainte du blâme ? C’est elle qui rend l’homme hypocrite et menteur ; c’est elle qui lui fait verser le sang d’un ami pour un mot indiscret qu’il devrait oublier, pour un reproche mérité qu’il ne peut souffrir ; c’est elle qui transforme en furie infernale une fille abusée et craintive.

…Connaissez-vous aucun crime égal à l’homicide volontaire ? et, si à la base de toutes les vertus est l’humanité, que penserons-nous de l’homme sanguinaire et dépravé qui l’ose attaquer dans la vie de son semblable ?

Quand il serait vrai qu’on se fait mépriser en refusant de se battre, quel mépris est le plus à craindre, celui des autres en faisant bien, ou le sien propre en faisant mal ? Celui qui s’estime véritablement lui-même est peu sensible à l’injuste mépris d’autrui, et ne craint que d’en être digne : car le bon et l’honnête ne dépendent point du jugement des hommes, mais de la nature des choses ; et, quand toute la terre approuverait l’action que