Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/201

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Il y a des hommes aux ailes puissantes, que la volupté fait descendre au milieu de la foule, où leurs ailes se brisent : moi, par exemple. Ensuite, on bat de son aile brisée, on s’élance vigoureusement, et l’on retombe de nouveau. Les ailes seront guéries. Je volerai très haut. Que Dieu m’aide[1] !

Ces paroles sont écrites, au milieu du plus terrible orage, celui dont les Confessions sont le souvenir et l’écho. Tolstoï a été plus d’une fois rejeté sur le sol, les ailes fracassées. Et toujours il s’obstine. Il repart. Le voici qui plane dans « le ciel immense et profond », avec ses deux grandes ailes, dont l’une est la raison et l’autre est la foi. Mais il n’y trouve pas le calme qu’il cherchait. Le ciel n’est pas en dehors de nous. Le ciel est en nous. Tolstoï y souffle ses tempêtes de passions. Par là il se distingue des apôtres qui renoncent : il met à son renoncement la même ardeur qu’il mettait à vivre. Et c’est toujours la vie qu’il étreint, avec une violence d’amoureux. Il est « fou de la vie ». Il est

  1. Journal, à la date du 28 octobre 1879 (trad. Bienstock. Voir Vie et Œuvre), — Voici le passage entier, qui est des plus beaux :

    « Il y a dans ce monde des gens lourds, sans ailes. Ils s’agitent, en bas. Parmi eux, il y a des forts : Napoléon. Ils laissent des traces terribles parmi les hommes, sèment la discorde, mais rasent toujours la terre. — Il y a des hommes qui se laissent pousser des ailes, s’élancent lentement et planent : les moines. — Il y a des hommes légers qui se soulèvent facilement et retombent : les bons idéalistes. — Il y a des hommes aux ailes puissantes… — Il y a des hommes célestes, qui, par amour des hommes, descendent sur la terre en repliant leurs ailes, et apprennent aux autres à voler. Puis, quand ils ne sont plus nécessaires, ils remontent : Christ. »