Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/82

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Une crainte mystérieuse se mêle à la joie de Wronski, quand il va voir Anna. Levine, en sa présence, perd toute sa volonté. Anna elle-même sait bien qu’elle ne s’appartient plus. À mesure que l’histoire se déroule, l’implacable passion ronge, pièce par pièce, tout l’édifice moral de la fière personne. Tout ce qu’il y a de meilleur en elle, son âme brave et sincère, s’effrite et tombe : elle n’a plus la force de sacrifier sa vanité mondaine ; sa vie n’a plus d’autre objet que de plaire à son amant ; elle s’interdit peureusement, honteusement, d’avoir des enfants ; la jalousie la torture ; la force sensuelle qui l’asservit l’oblige à mentir dans ses gestes, dans sa voix, dans ses yeux ; elle tombe au rang des femmes qui ne cherchent plus qu’à tourner la tête à tout homme, quel qu’il soit ; elle a recours à la morphine pour s’abrutir, jusqu’au jour où les tourments intolérables qui la dévorent la jettent, avec l’amer sentiment de sa déchéance morale, sous les roues d’un wagon. « Et le petit moujik à barbe ébouriffée », — la vision sinistre qui a hanté ses rêves et ceux de Wronski, — « se penche du marchepied du wagon sur la voie » ; et, disait le rêve prophétique, « il était courbé en deux sur un sac, et il y enfouissait les restes de quelque chose, qui avait été la vie, avec ses tourments, ses trahisons et ses douleurs… »

« Je me suis réservé la vengeance[1] », dit le Seigneur…

  1. Devise, en tête du livre.