Page:Rolland Clerambault.djvu/41

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L’exaltation sereine du flot coula en lui. Ce grand peuple était pur encore de violence. Il se savait (il se croyait) innocent, et ses millions de cœurs, en cette première heure où la guerre était vierge, brûlaient d’un enthousiasme sérieux et sacré. Dans cette calme et fière ivresse il entrait le sentiment de l’injustice qu’on lui faisait, le juste orgueil de sa force, des sacrifices qu’il allait consentir, la pitié sur soi-même, la pitié sur les autres qui étaient devenus un morceau de soi-même, ses frères, ses enfants, ses aimés, tous étant chair à chair serrés, collés ensemble par l’étreinte surhumaine, — la conscience du corps gigantesque formé par leur union, — et l’apparition, au-dessus de leurs têtes, du fantôme qui incarnait cette union, — la Patrie. Mi-bête, mi-dieu, comme le sphinx d’Égypte ou le taureau assyrien ; mais nul ne voyait alors que ses yeux rayonnants : ses pieds restaient cachés. Elle était le Monstre divin, en qui chacun des vivants se retrouve multiplié, — l’Immortelle dévorante, où ceux qui vont mourir veulent croire qu’ils resteront vivants, supra-vivants, et nimbés de gloire. Sa présence invisible coulait dans l’air, comme un vin. Et chacun apportait dans la cuve aux vendanges sa hotte, son panier, sa grappe : ses idées, ses passions, son dévouement, ses intérêts. Il y avait bien des insectes répugnants dans le raisin, bien des ordures sous les sabots qui foulaient ; mais le vin était de rubis et faisait flamber le cœur. — Clerambault en lampa sans mesure.

Il n’en fut pourtant pas vraiment métamorphosé.