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CONDITIONS MATÉRIELLES ET MORALES

l’âme de la nation, celle qui s’alimente aux passions populaires. Les critiques bourgeois prétendent souvent que rien ne saurait intéresser davantage le peuple, que les romans et les pièces dont les héros sont d’une classe supérieure à la sienne, et la peinture d’une société plus riche, qui lui fasse oublier l’ennui de sa propre misère. Il se peut qu’il en soit ainsi, tant que le peuple est réduit à la demi-domesticité ; mais si le sentiment de sa personnalité s’éveille, s’il prend conscience de sa dignité morale, il rougira de cet art de laquais ; et le devoir de ceux qui l’estiment est de l’arracher à ces amusements indignes. Il ne s’agit pas de donner au peuple, pour unique spectacle, le peuple. Mais il faut le relever de la position humiliante qu’on lui assigne au théâtre depuis des siècles : domestique

    grosse question, très complexe, et où interviennent des considérations non seulement esthétiques, mais morales. S’il s’agit de spectacles exceptionnels, de grandes fêtes nationales ou populaires, rien de plus naturel, et même de plus souhaitable, que la participation directe du peuple à ces spectacles, — comme il est de règle en Suisse, où tous les rôles sont tenus par des gens du peuple ou de la bourgeoisie du canton, sans distinction de classes — : c’est qu’ici l’action dramatique est réellement une action, et qu’en s’y mêlant, on fait acte, non seulement d’acteur, mais de citoyen. — Mais dès qu’il est question d’un théâtre populaire régulier, cette participation du peuple au spectacle a beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages. Elle le détournerait de travaux plus utiles ; elle lui apporterait un surcroît de travail, absolument déraisonnable ; et surtout elle lui donnerait des habitudes d’esprit vaniteuses et insincères. L’art n’y gagnerait rien d’ailleurs ; mais, même s’il y gagnait, ce serait un gain trop chèrement acheté. — Je suis ici tout à fait d’accord avec Maurice Pottecher qui, tout en employant des acteurs populaires pour les représentations exceptionnelles de Bussang, est énergiquement opposé à l’idée d’employer des amateurs pour le théâtre parisien. « À quoi bon dans une ville qui compte tant de professionnels sans emploi ? On n’aboutirait guère qu’à produire des acteurs médiocres, et à grossir le nombre des cabotins. » (Le Théâtre du Peuple. — Revue des Deux Mondes, premier juillet 1903)

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