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230 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.

toutes ses œuvres , les musiciens français donnent souvent au monde les formes achevées, où d'autres vont ensuite jeter leurs pensées et leurs passions. Ce sont rarement des hommes de pen- sée profonde ou de large intelligence, comme Beethoven , Wag- ner, Mendelssohn, ou même les vieux maîtres italiens. Ils écri- vent plus pour faire une œuvre d'art, qu'une œuvre de pensée; s'ils avaient quelque idée à exprimer, il leur semblerait plus simple d'user de la langue poétique, ou même de la prose cou- rante. La musique n'étant que très rarement chez eux la forme nécessaire et soudaine que revêtent leurs sentiments , ils ne sont pas assez sûrs de sa force pour l'imposer au drame, et ils y jouent un rôle un peu semblable au décorateur. Le meilleur de leur effort, dans l'opéra, tend à ciseler de jolies pages, aux lignes fines, aux nuances subtiles, sans rapport à l'action (1), ou à transposer par l'intelligence la déclamation tragique, en phrases musicales (2). Elégance (3) et justesse, c'est par là qu'ils excel-

��(1) « Les Italiens s'attachent tout à fait à la représentation, et ne souffrent pas cet enchaînement arbitraire de danses et de musiques, qui constitue l'opéra français. » (Saint-Evremond, Lettre citée.)

(2) « Mais qui peut résister à l'ennui du récitatif dans une modulation qui n'a ni le charme du chant, ni la force agréable de la parole? » (Idem.)

Le grand musicien allemand, à qui nous reconnaissons le génie d'avoir le mieux compris notre esprit et notre art, Gluck, dit expressément :

s J'ai cherché à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de secon- der la poésie pour fortifier l'expression... J'ai cru que la musique devait ajouter à la poésie, ce qu'ajoutent à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs , l'accord heureux des lumières et des ombres , qui servent à animer les figures sans en altérer les contours. » (Gluck , Préface d'Alceste.)

Il est bon de remarquer que les musiciens allemands , de nos jours, re- nient pour la plupart l'esprit artistique de Gluck, et lui adressent le repro- che que fait Saint-Evremond à l'opéra français de son temps. Ils contestent son génie, qu'ils trouvent purement littéraire , et dont la pauvreté mélodi- que leur paraît insupportable. C'est ainsi que je l'ai entendu apprécier (à ma grande indignation) par M. H. Lévy, chef d'orchestre de Bayreuth. Et ce n'est pas au nom de Wagner (respectueux de son grand devancier) , mais de Mozart, qu'il formulait ces critiques.

(3) Cette finesse élégante a marqué, dés le dix-septième siècle, son incon- testable supériorité dans le jeu des artistes et la perfection de l'orchestre. Saint-Evremond dit que « les Français souffrent avec peine l'ignorance ou le méchant usage des instruments aux opéra de Venise. » — Raguenet, peu suspect de partialité française, parle de l'exquise délicatesse des violons français. « Tous les coups d'archet des Italiens sont très durs, lorsqu'ils sont détachés les uns des autres; et lorsqu'ils les veulent lier, ils viellent d'une manière très désagréable. » — Cette observation est encore vraie

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